Philip-Lorca diCorcia, Eleven W stories #3, Sept. 1997

Philip-Lorca diCorcia, Eleven W stories #3, Sept. 1997

C’est avec la musique du film « Un homme, une femme » que j’aurais voulu que mes mots s’enchaînent pour vous parler de cette image de Philip-Lorca diCorcia, issue de la série Eleven W stories, et pourtant rien ici n’augure de l’amour et de la passion mis en scène par Lelouch. Il y a bien un homme et une femme dans cette narration visuelle mais ces deux là nous racontent une toute autre histoire, qui ne semble pas annoncer un « happy end ».

Philip-Lorca diCorcia est un éminent représentant de la photographie scénique, à l’instar d’Erwin Olaf et Gregory Crewdson, autres maîtres de la mise en scène dont je vous ai parlé précédemment. Comme eux, le travail du photographe s’inscrit dans une démarche pictorialiste. Là encore nous sommes face à des compositions tirées au cordeau, où chaque élément de lecture s’inscrit très précisément dans le cadre de l’image, et même dans d’autres plans très clairement construits à l’intérieur de la photographie. Cependant il y a quelque chose de tout à fait déconcertant dans l’œuvre de Lorca diCorcia dans la façon dont il traite ses sujets. C’est que l’artiste est transversal, connu pour son travail personnel autant qu’en mode et publicité, il pratique aussi la « street photography » mais avec une approche de plasticien. Ainsi, son trépied installé dans la rue, il va saisir des instantanés de façon aléatoire où se démarqueront des visages et des silhouettes, isolés de l’ensemble par la lumière des flashs qu’il aura préalablement installé et dissimulé. Cette technique, par son utilisation du cadre fixe et des flashs, se rapproche de ce qui pourrait relever d’un travail de studio et Philip-Lorca diCorcia la transfère à la prise de vue documentaire. En résulte que ce qui aurait pu être une classique scène de photographie de rue telle qu’on la connaît, s’en éloigne, et prend des airs de fiction ou de scène de cinéma dans sa facture. A l’inverse lorsqu’il construit ses images de mode, de publicité ou pour ses travaux personnels, toujours à grand renfort de décors, de mise en lumière sophistiquée, casting, stylisme, et plus encore, là, il s’attache à reconstituer des scènes qui pourraient quant à elles relever du registre documentaire.

C’est sur cette idée d’une plastique cinématographique que viennent se rejoindre les différents aspects de l’œuvre de l’artiste, un style qui s’inspire de l’iconographie hollywoodienne pour mieux questionner ce qu’elle peut aussi représenter, tant dans le fond que de la forme. Le glamour, l’artifice, et un portrait fantasmé des modes de vie des différentes strates de la société, c’est ce que semble questionner Philip-Lorca diCorcia. Quelque soit le récit qu’il propose, mêlant intimement le documentaire dans le sujet et le théâtral dans sa représentation, ses clichés sont toujours ambivalents voir ambigus. Et au-delà de leur esthétique parfaitement maîtrisée, ils suggèrent bien plus qu’ils ne racontent. Alors même qu’il enferme notre regard de façon très précise dans le cadre de la photographie, à l’inverse, la narration proposée ne s’arrête pas aux bords de l’image. Il intègre délibérément des éléments de tension, parfois dérangeants dans ses mises en scènes, qui amènent à se questionner sur la légitimité de cette beauté avant tout formelle qu’il présente. Comme une plante carnivore dont la beauté est un leurre, ces tirages particulièrement séduisants à première vue sous-tendent une autre réalité bien moins reluisante. A la manière des dramaturges de la tragédie grecque, Philip-Lorca diCorcia dépeint la société et ses mœurs dans des tableaux cathartiques à la facture précieuse et la scénographie millimétrée, à la différence qu’il ne nous en livre pas le dénouement.

La composition d’Eleven W stories #3 révèle immédiatement ses clés de narration. Philip-Lorca diCorcia présente sa scène en un plan moyen, lui permettant d’installer le décor autant qu’une ambiance et de présenter ses personnages en pied. La perspective d’une fuyante horizontale traverse l’image de part en part et son angle inspire déjà un sentiment de tension. Elle dirige de regard de la droite de l’image où se tient la femme, vers l’homme placé à la même distance du cadre qu’elle, mais en son côté opposé, à gauche. Dès lors, la lecture de l’image tend à exprimer le passé plutôt que l’avenir, ce qu’il en reste... La scène s’inscrit dans une construction fermée de toute part à l’exception du coté gauche où se situe l’homme, pourtant sa silhouette sombre et la limite de la baie vitrée arrêtent aussi très nettement le regard. En amorce, un généreux parterre de plantes aux feuilles lancéolées, participe à la dynamique de l’ensemble, tant par ses teintes lumineuses que par le rythme des formes aigües de son feuillage. Au premier plan, la femme, se détache tant par sa position et son attitude que par la lumière, de ce qui pourrait être le soleil, auquel elle fait face. L’homme est positionné en second plan, et sa place à cet endroit en particulier amenuise sa silhouette autant que son autorité. La vue en contre-plongée suggère la puissance, la force, la supériorité et en particulier celle de la femme placée sur un plan plus rapproché que son partenaire.  L’image est aussi divisée verticalement en trois panneaux délimités par les lignes séparant les surfaces vitrées. Le premier et plus grand encadre la femme, sur le fond sombre de son intérieur et d’arbres en arrière-plan. Le second est moyen et vide de vie si ce n’est celle de la végétation à l’horizon. Enfin dans le dernier et plus petit, la silhouette grise de l’homme se dessine sur un ciel d’azur délavé. Avec ce jeu de cadres dans la composition Philip-Lorca diCorcia fabrique ici une mise en scène qui n’a rien d’anodin, et qui bien au contraire est lourde de sens. Enfin La lumière et les couleurs participent elles aussi à appuyer un scénario qui se précise un peu plus avec l’articulation des contrastes et des oppositions mis en scène ici. L’une de ces oppositions se situe notamment au niveau des couleurs, associées à la femme, alors que l’homme ne bénéficie que de teintes neutres. Mais encore, les éléments les plus lumineux, les plus vibrants et colorés sont concentrés sur la végétation et plus particulièrement sur elle. Sa tenue au motif floral composé de rose, jaune et bleu, ainsi que l’éclat de sa peau et de ses cheveux blonds dans la lumière d’un soleil couchant, découpent sa silhouette très distinctement alors que derrière elle le décor est plongé dans l’obscurité. Et le contraste est inversé en ce qui concerne la figure de l’homme qui quant à lui est présenté devant un ciel clair et dans les mêmes valeurs sombres que celles du décor. 

Et la luxueuse maison pris des airs de cage de verre. La scène d’Eleven W stories #3 prend place dans une maison d’architecte, perchée sur les hauteurs d’une colline que l’on imagine être située à Los Angeles et que seuls les plus fortunés peuvent s’offrir. A l’intérieur un couple, à distance l’un de l’autre, chacun portant son regard vers l’extérieur dans des directions différentes. La femme est élégante et domine l’image par sa position, son attitude, et la lueur dorée dont elle profite, cependant elle ne semble avoir de solaire que la lumière qui se pose sur elle. Ses pieds sont ancrés dans le sol dans des escarpins qui donnent un galbe fuselé à ses longues jambes. Ses mains appuyées sur sa taille, son port de tête ainsi que l’expression de son visage lui confèrent autorité et détermination. Elle regarde droit devant, vers le couchant, résolument. L’homme, plus loin dans l’angle formé par la jonction des baies vitrées, regarde dans une direction contraire. Son attitude est différente, les mains dans les poches de son costume à la veste ouverte, il paraît moins en tension, dans une attitude qui suggère un détachement. Au milieu le vide, un large espace froid les sépare, comme une distance qu’ils auraient mise entre eux pour ce qui pourrait être une divergence de point de vue telle qu’indiquée par leurs regards. Ne leur reste en commun qu’une vaste et faste demeure depuis laquelle et derrière des parois de verre, ils observent et dominent le monde à leurs pieds, mais sans plus se regarder l’un l’autre. 

Le décor est installé, les personnages mis en scènes. Pour ce qui est des scénarios et dénouements possibles, Philip-Lorca diCorcia nous laisse à notre imagination. Plusieurs hypothèses sont possibles, une dispute et le froid qui s’installe après elle, la discussion sans appel et le dialogue rompu avec lequel on ne parvient pas à renouer. Un couple puissant sans autre affect que celui généré par le goût du pouvoir au point de ne plus se considérer mutuellement, de ne plus manifester de sentiments l’un envers l’autre. Et puis à les considérer l’un et l’autre dans leur toute puissance vient l’idée que « derrière chaque grand homme se cache une femme » et ce serait donc elle, dominante et lumineuse dans la photographie qui aurait le véritable pouvoir entre ses mains ? Une femme à la plastique parfaite et l’apparence soignée à l’extrême, au point que son image s’apparente à celle d’une mannequin en vitrine, tant elle semble figée, déshumanisée. Le pouvoir et la beauté ont un prix, celui des sacrifices auxquels on consent pour les conquérir. Alors peut-être, à trop vouloir s’affranchir d’une certaine condition, elle comme d’autres, aura choisi la voix de l’ascension sociale, et peu importe ce qu’il lui en aura coûté, ses émotions, son cœur, une vie entière en quête d’une nouvelle liberté, mais cette liberté là, toute matérielle peut avoir un goût amer. A désavouer son humanité, c’est l’être dans toute sa substance qui se retire et ne laisse derrière lui qu’une enveloppe inhabitée, aussi belle soit-elle.  Tandis que d’autres, comme des papillons se brûlant les ailes sur une ampoule, resteront brisés d’avoir cheminé un temps aux côtés de ces êtres glorieux qui ne cherchaient pourtant au départ que la réussite pour avoir une chance d’être libres. C’est peut-être ce modèle de société et ses tristes conséquences que cette photographie nous invite à reconsidérer, comme une parabole entre l’être et l’avoir, où le juste équilibre reste encore à trouver. Quelques soient les hypothèses qui se bousculent les unes après les autres pour tenter de mettre des mots sur ce que Philip-Lorca diCorcia présente dans cette photographie, ce qui reste le plus évident et le plus imparable à évoquer, est certainement le sentiment qui s’en dégage. Et ce sentiment, s’il exprime le faste et le pouvoir d’un couple, matérialisé en bien des apparences, il exprime aussi qu’en son cœur ne demeurent plus que l’indifférence et le désamour emprisonnés dans une cage de verre.

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Teaser: Pauline Petit

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Dans mon sac - Albin Durand