James Nachtwey for Time : “opioid addiction America” n°37 – Alcalde, 4 février 2018

“Opioid addiction America” n°37 – Alcalde, 4 février 2018 est une photographie de James Nachtwey, issue d’une série commanditée par Time magazine. James Nachtwey est connu pour avoir photographié des zones de désolation, de crise, de conflits partout dans le monde, et en particulier dans les régions les plus enflammées et dévastées par la guerre. Jusqu’au jour où, en 2018, Time Magazine lui demande de parcourir son propre pays pour documenter les ravages de la toxicomanie. 

Photographe de guerre, à quoi ça sert, d’être là, voir tout ça et ne pas intervenir ? Voilà des propos que l’on peut entendre parfois, et même s’il s’agit là d’enfoncer des portes ouvertes, je pense qu’y consacrer un paragraphe n’est pas vain. Je peux comprendre cette réaction, surtout face à des images particulièrement poignantes et tragiques, mais alors, si ces images provoquent ces réactions c’est qu’elles ont atteint leur objectif. Le rôle et le métier du photographe n’est pas celui d’un militaire, ou d’un politique. Il n’en a pas la vocation, ni les compétences, il n’a pas la même puissance d’action. Et s’il pouvait intervenir, ne serait-ce qu’une fois, cela changerait-il la donne ? Il en va de même pour chacun d’entre nous. S’il nous était possible d’intervenir, en serions-nous seulement capables face aux scènes qui se dérouleraient cette fois devant nos yeux plutôt que derrière nos écrans ou dans les pages d’un magazine ? Il faut cesser de penser que nous en aurions le courage, que dans l’action, nous saurions garder notre sang-froid et immédiatement savoir comment réagir... Le photographe de guerre agit, il va jusqu’à mettre sa propre vie en péril pour nous informer du péril des autres. Une autre de ses forces est justement de ne pas se laisser dépasser par ses propres émotions, de ne pas réagir, interférer, lorsqu’il est face aux horreurs qu’il doit cadrer, assez pour que son image, son témoignage, nous atteigne. Le postulat de Nachtwey, tel qu’il l’affirme est le suivant : « J’en ai été témoin, et ces images sont mon témoignage. Les événements que j’ai enregistrés ne doivent pas être oubliés et ne doivent pas se répéter. » James Nachtwey agit, il rend compte de ce qu’il voit, jusqu’à ce que nous ne puissions plus ignorer ces drames qui s’abattent sur d’autres que nous, jusqu’à ce que nous nous sentions tellement horrifiés que nous ne puissions plus regarder sans réagir. Il agit pour que nous réagissions, il est seul, nous sommes nombreux, et c’est sur cette puissance là que reposent ses objectifs et ses espoirs de changer les choses. Nachtwey est devenu photographe de guerre parce qu’il croit au pouvoir des images, leur pouvoir d’émouvoir, d’influencer, de dénoncer, il en a fait sa ligne de conduite, et jamais il n’en a dévié. Il s’est donné une mission, et pour la mener a bien il se sert des outils qu’il a à sa portée, sa photographie et la presse. Voici ses mots lors d’une interview pour Polka magazine : « Le but de mon travail est de documenter notre histoire contemporaine et de la montrer dans les médias de masse [...] afin qu’il soit vu par le public le plus large possible. Celui-ci doit voir et savoir. Plus la société est informée, plus il est possible de mettre la pression pour qu’une situation inacceptable change. Quand un sujet est dans l’œil des médias, cela peut aider à mettre plus de pression sur les politiques. Et parfois, ils peuvent se sentir obligés d’agir. C’est le rôle essentiel de la presse, selon moi. »

Aller au bout du monde et être toujours plus proche. C’est à cela que l’on reconnait les images de Nachtwey, comme si le photographe avait pris au mot Robert Capa lorsque ce dernier affirmait : « Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c'est que vous n'êtes pas assez près ». Nachtwey va là où la vie est mise à mal, par les épidémies, les catastrophes naturelles, les crises sociales. Il va là où plus personne n’ose s’aventurer, des zones tellement instables que seuls quelques combattants les foulent encore de leurs pieds aux côtés de civils anéantis. On reconnait souvent les images de Nachtwey par la sensation de proximité qu’elles suscitent, le sentiment que l’objectif est littéralement au cœur de l’action, à presque toucher les personnes qui se trouvent là, des victimes pour le plus souvent, des résistants aussi, ou parfois leurs bourreaux. Quand j’observe les images de Nachtwey je vois une photographie de contact, une photographie où les tragédies du monde s’incarnent au travers des êtres qui les subissent, des femmes, des hommes, des enfants, dont le visage ne sera plus jamais anonyme. Nachtwey, supprime la distance qui existe entre nos mondes en paix, et ceux emportés par la tourmente. Ces drames, s’ils étaient jusqu’alors loin de nos vies et de nos regards spectateurs, deviennent alors en l’image d’une personne, une réalité qu’on ne pourra plus se contenter de simplement la survoler. Le cadre est trop serré, le sujet est trop proche, si proche qu’on a le sentiment qu’on pourrait, nous aussi le toucher, et presque le connaître. Le sujet est si proche, que l’émotion contenue dans l’image en déborderait presque tant elle est palpable, et tout paradoxal que cela puisse paraître, au point d’en occulter aussi la présence même du photographe. Et c’est bien là la volonté de Nachtwey, nous amener au plus près de ces gens dont il saisit et fige la douleur, le désespoir, ou la colère, nous faire ressentir ce qu’ils vivent, nous impliquer.  Il dit : « Je veux que le premier impact, et de loin, l’impact le plus puissant, soit une réaction émotionnelle, intellectuelle et morale sur ce qui arrive à ces personnes. Je veux que ma présence soit transparente. [...] Je veux enregistrer l’histoire à travers le destin d’individus singuliers [...], je ne veux pas montrer la guerre en général, ni l’histoire avec un grand H, mais plutôt la tragédie d’un homme unique, ou d’une famille. »

Et si le bout du monde n’était pas si loin... Si d’autres drames, tout autant dévastateurs qu’un conflit armé, se déroulaient chez nous, sous nos yeux, si proches qu’on en ne mesurerait pas l’ampleur... Si une guerre non déclarée s’abattait sur nos voisins, faisant en moyenne 150 victimes fatales par jour, sans rencontrer de réelle opposition. Imaginons une guerre qui ne serait pas civile, ou, qui n’opposerait pas deux puissances portant des noms de pays ou de religion, un combat qui ne serait pas une crise sociale ou une lutte des classes, une guerre qui aurait un autre visage que celui de la majorité des conflits identifiés comme tels au cours de l’histoire, cette guerre là n’a pas de nom et pourtant elle existe. C’est une guerre presque unilatérale tant il est difficile d’identifier et de localiser les forces en action. Ses principaux acteurs sont d’une part des criminels qui tuent à distance sans utiliser de puissance de feu, et d’autre part, leurs victimes qui les enrichissent. Cette guerre là ne peut pas se régler sur un champ de bataille, ni par des traités de paix, son seul point commun avec tout ce qui définit une guerre est le nombre de ses victimes. Quant à ses objectifs, s’ils sont économiques, ils le sont pour quelques individus et pas au nom d’une nation ou d’une communauté. Je précise que j’entends bien que le plus souvent les guerres sont menées pour des raisons économiques plus ou moins avouées, et enrichissent en particulier une poignée de privilégiés, mais celles-ci visent généralement à conquérir des marchés, des accès aux matières premières et autres sources d’énergie dans le but de développer le commerce extérieur, avec pour conséquence de préserver ou créer des emplois, de contrôler et maintenir les prix des énergies en import, enfin elles offrent une position économique et géopolitique au pays qui en sortira victorieux. La guerre qui se joue ici ne poursuit aucun de ces objectifs, elle étend son voile noir partout sur le monde, elle enrichit des individus, des dirigeants de laboratoires pharmaceutiques aux chefs de cartels, sans autre préoccupation que leur propre fortune, elle tue sans discernement, et ses victimes sont ceux-là mêmes qui la nourrissent. 

On lui a donné le nom de « crise des opioïdes ». Ou encore celui « d’épidémie des opioïdes » pourtant, la situation est bien plus grave que ce que laisse entendre le mot « crise », quant à la notion d’épidémie, c’est dans son sens par extension qu’il faut aller chercher une concordance, la consommation d’opioïdes ne relevant pas de la médecine par sa transmissibilité, ni d’un phénomène dont les causes seraient naturelles. Il y a là une guerre qui n’est pas ouvertement déclarée et qui n’a pas trouvé d’opposition suffisamment forte pour mettre un terme à ses ravages. C’est en constatant le nombre croissant et exponentiel des victimes d’overdose que la presse a décidé de s’emparer du sujet, et que, l’hebdomadaire Time a choisit James Nachtwey pour le documenter. Selon le magazine : « Rien qu'en 2016, près de 64 000 Américains sont morts d'une overdose de drogue, soit à peu près autant que les pertes de l'ensemble des guerres du Vietnam, d'Irak et d'Afghanistan réunies. Plus de 122 personnes meurent chaque jour à cause de seringues d'héroïne, de gélules de fentanyl, d'un excès d'oxycodone. » Et ces chiffres n’incluent pas les morts violentes engendrées par le trafic, que ce soit celles des dealers lourdement armés, à la défense de leurs territoires, ou celles des victimes de balles perdues lors de règlements de comptes. 

Sur le front avec les victimes, les premiers secours, la police. Au-delà des chiffres il y a la réalité, celle du terrain, qui propose une autre vision sans laquelle il est difficile de prendre conscience des drames qui frappent chaque jour, des êtres et leurs familles. Pour le photographe, la seule façon de sortir de l’abstraction des statistiques a été de voir de ses propres yeux qui sont ces personnes derrière les chiffres, d’aller à la rencontre des femmes et des hommes qui consomment, de ceux qui répondent à leurs appels de détresse, et ceux qui tentent de les sauver dans l’urgence. Nachtwey, fidèle à lui-même, est allé au plus près, au contact, proche de tous et de chacun, avec cette volonté de cerner la situation pour pouvoir la cadrer. Il a photographié des scènes qui se répètent sans fin, partout et au quotidien, les injections, les secours, les arrestations... Il a mis des visages sur les maux qui ravagent la population américaine depuis maintenant une décennie.

Un homme au sol, une femme se penche au dessus de lui. De toutes les images du reportage réalisé par Nachtwey, celle-ci montre à la fois l’impuissance du pouvoir face au fléau qui s’est abattu sur la population qu’il a promis de servir et protéger, et la spirale dans laquelle les toxicomanes sont emportés vers une fin bien trop souvent inéluctable autant que fatale. L’image se détache de la série par la simplicité de sa composition, son dépouillement, elle semble presque minimaliste comparée aux autres. Nous ne sommes plus dans les rues des cités américaines, l’homme et la femme sont seuls au milieu d’un paysage désertique, seule la voiture de l’agent de police nous indique qu’une route passe par là, nous reliant à la civilisation. L’homme est au sol et semble inanimé, ses yeux fermés, la bouche sèche et entrouverte. Il est étendu sur le dos, les bras en croix. La femme, debout, est penchée au dessus de lui, elle le regarde d’un air grave, comme si elle cherchait encore quelque traces de vie sur ce visage qui ne fait plus face qu’au ciel. La composition de la photographie est d’une redoutable efficacité, les lignes qui la construise nous mènent inexorablement vers l’homme tout en nous enfermant dans l’image. La voiture, masse noire coupée par le bord du cadre à gauche nous dirige au cœur de la scène, nous emmenant dans les pas de l’agent de police qui a répondu à l’appel lui indiquant où trouver la victime. On découvre le corps comme elle l’a découvert en suivant le chemin qui se poursuit sous ses pieds. De la voiture dans le tiers supérieur gauche, en passant par les bras de l’homme, et jusqu’à la bordure du chemin qui file vers le tiers inférieur à droite de la photographie, se dessine une diagonale, ligne maitresse, à laquelle notre sens de lecture ne peut se soustraire. Puis la silhouette de la femme placée dans le tiers droit de l’image sur toute sa hauteur vient stopper notre regard pour le ramener vers l’homme. Elle est penchée en avant sur le corps dans une position qui forme presque un angle droit, ses jambes parallèles au bord de la photo ferment l’image à droite tandis que son buste, parallèle au sol finit de former le cadre qui se dessine autour de la victime. C’est là, dans la position du corps en travers du chemin, qu’est inscrite la dernière ligne de force de l’image, une diagonale partant du crâne de l’homme depuis le tiers inférieur gauche de la photographie et se poursuivant au-delà de ses pieds, vers le désert. La dynamique de l’image réside dans l’association de ces lignes qui, réunies, forment un triangle duquel on ne peut sortir, pas plus que l’homme qui gît là, n’a pu échapper aux douloureuses conséquences de sa dépendance. On a le sentiment que cette image nous parle et dit : pour lui, la route s’est arrêtée là, il est parti, seul, au milieu de nulle part. Le choix du noir et blanc renforce aussi la dramaturgie de l’image, nous plaçant en peu au-delà du réel induit par la couleur que l’on a l’habitude de voir dans la plupart des reportages, en particulier ceux des journaux télévisés. La couleur peut parfois desservir la puissance narrative du sujet simplement parce que nous voyons tout en couleur. Le noir et blanc nous sort de nos repères, de notre quotidien. Il permet aussi d’exacerber les contrastes, faisant par là-même ressortir les lignes, les rythmes, les masses, tous les éléments graphiques qui révèlent la construction d’une image, les tensions qui s’y exercent. Comme d’autres photographes et pour les mêmes raisons, Nachtwey privilégie très souvent le noir et blanc, pour lui : « Si on montre le sujet en noir et blanc, on diffuse l’essentiel de ce qu’il se passe, sans compétition avec la couleur. » Dans cette photographie dont le sujet est tragique, et parce qu’elle est parfaitement exposée, il se créé un riche dialogue entre des noirs profonds et une très large gamme de gris. La puissance des noirs en contraste est adoucie par la place donnée aux gris qui couvrent l’image dans son ensemble. 

La scène est tragique, l’image est belle. Voilà un constat qui sonne comme un paradoxe, et il y a bien là quelque chose de dérangeant. Pourquoi voyons-nous de la beauté là où nous est montrée la désolation, comment une scène tragique comme celle que nous présente Nachtwey parvient malgré tout à nous toucher par son esthétisme ? Lorsque je me pose la question, me viennent immédiatement à l’esprit les œuvres d’artistes tels qu’Otto Dix ou George Grosz acteurs majeurs de l’Expressionisme allemand et de la Nouvelle objectivité. Je vois aussi des œuvres de Géricault, Delacroix ou encore Goya... Et je me rappelle que la pratique est courante, depuis toujours en art. On ne peut pas ignorer que la peinture n’a pas attendu la photographie pour montrer le désespoir, les souffrances et les horreurs qui traversent l’histoire de l’humanité et brisent les êtres. Toutes ces œuvres ont traversé le temps et nous marquent encore aujourd’hui tant par les sujets qu’elles abordent mais aussi et peut-être surtout par la qualité de leur facture, par les choix esthétiques des artistes qui les ont réalisées. Alors, faut-il que l’image soit belle pour que nous nous arrêtions et prêtions attention au sujet qu’elle traite ? Et aussi terrible que cela puisse paraitre, il semble que oui. Nachtwey va dans ce sens et propose une explication que je rejoins assez pour en faire ma conclusion : « Le but de mes photos n’est pas qu’elles soient belles. Je ne suis pas à la recherche de cette esthétique, mais je sais la remarquer. La réalité est que beauté et tragédie coexistent partout. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Regardez ce qui se fait en art depuis toujours ! S’il y a des références à des icônes religieuses dans mes photos, c’est tout simplement parce que ces représentations sont elles-mêmes inspirées par la beauté de la vie. Nous devrions plutôt nous demander pourquoi nous avons cette perception de la beauté. C’est peut-être un mécanisme humain nécessaire pour faire face à la tragédie, afin de ne pas lui tourner le dos. »

James Nachtwey : http://www.jamesnachtwey.com/

James Nachtwey - The opioid diaries : https://time.com/james-nachtwey-opioid-addiction-america/

James Nachtwey - War Photographer par Christian Frey (en anglais) :
https://archive.org/details/wphoto

James Nachtwey - War Photographer par Christian Frey (sous-titré/location) :

https://fr.cinefile.ch/movie/21082-war-photographer?streaming#

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